Il fut un temps où le mot « industrie » évoquait, dans l’imaginaire collectif, les hautes cheminées de Saint-Étienne, les ateliers textiles de Lille ou les docks fumants du Havre. Ce passé n’est pas si lointain : en 1984, la France comptait encore plus de 5 millions d’emplois industriels. Quarante ans plus tard, le chiffre a fondu. Pourtant, en 2024, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire annonçait depuis Dunkerque un plan de relance « sans précédent » pour les territoires industriels, soulignant que « la réindustrialisation est le pilier de notre souveraineté économique ». Ce regain d’intérêt étatique souligne que certaines villes n’ont jamais cessé d’y croire, ni d’évoluer.
Cette résilience industrielle tient à plusieurs dynamiques croisées. D’abord, à une capacité d’adaptation qui repose souvent sur une réorientation sectorielle : Lyon abandonne peu à peu la chimie lourde pour les biotechnologies, tandis que Marseille explore l’éolien offshore. Ensuite, sur des héritages transformés en leviers : Toulouse n’est plus uniquement le fief d’Airbus, mais s’impose dans le spatial « low cost » et l’électronique embarquée. Enfin, sur des alliances stratégiques entre municipalités, start-ups, écoles d’ingénieurs et grands groupes : Nice et Sophia Antipolis dessinent un avenir mêlant IA, luxe et santé, pendant que Le Havre tente de numériser ses flux portuaires à marche forcée. Cette réinvention, souvent invisible, est pourtant la clef de voûte d’un modèle industriel en recomposition.
La brutalité de ce revirement interroge autant qu’elle enthousiasme. Qui aurait cru, au début des années 2000, que Limoges miserait sur la céramique médicale ou que Caen s’érigerait en bastion de cybersécurité industrielle ? L’industrie du futur sera « numérique et décarbonée ou ne sera pas », déclarait récemment Frédéric Sanchez, président de Fives Group. Mais cette transformation rapide entraîne aussi une fracture territoriale : là où certaines villes s’adaptent, d’autres restent figées. Mulhouse, Reims ou Saint-Étienne, malgré leurs efforts, peinent à capter les flux d’investissements étrangers. L’horizon industriel se stratifie, opposant les métropoles en mutation numérique aux bassins industriels traditionnels en mal de relais.
« Une mutation à plusieurs vitesses »
Qui peut croire qu’un projet d’usine à hydrogène, aussi ambitieux soit-il, suffira à redonner un avenir à toute une région ? Que ferait Lyon sans ses laboratoires ? Que deviendrait Poitiers sans le Futuroscope ? Que restera-t-il des bastions industriels historiques si les nouvelles filières se concentrent uniquement autour de quelques hubs métropolitains ? Le développement des « villes industrielles intelligentes », promu par certains élus, ne risque-t-il pas d’aggraver les inégalités territoriales sous couvert d’innovation ?
Avec Le Smart Port Challenge, à Marseille, les dockers observeraient l’implantation d’un nouveau terminal automatisé avec une circonspection mêlée d’espoir et d’inquiétude. Car les promesses de modernisation, si elles ne s’accompagnaient pas d’un véritable accompagnement social et territorial, obscurciraient l’horizon au lieu de l’éclairer.