L’art peut être une cage dorée. C’est la thèse défendue par Big Eyes (2014), film de Tim Burton retraçant la vie de Margaret Keane (1927-2022).
Peintre au style unique, elle est repérée par Walter Keane, qui devient à la fois son mari et son agent. Mais très vite, la reconnaissance tourne au cauchemar : Walter s’approprie son œuvre et l’enferme dans un mensonge étouffant. Derrière ses tableaux d’enfants aux yeux immenses, Margaret exprime une douleur qu’elle ne peut revendiquer, ses propres œuvres lui étant arrachées.

Une prison sur mesure
Comme dans Shine, Margaret est victime de son propre talent. Exploitée par son mari, elle devient prisonnière de ses toiles. Big Eyes met en lumière un problème persistant : la manipulation dans le monde de l’art. Nombreux sont les artistes qui sacrifient leur intégrité à des industries prêtes à exploiter leur passion. Obsédés par la création, ils deviennent vulnérables aux agents, aux marchands, et plus largement au capitalisme, qui instrumentalise leur art à des fins lucratives.
Mais Tim Burton ne s’arrête pas à cette critique du marché. Il pointe aussi une injustice plus profonde : la façon dont le talent féminin a été nié et exploité à travers les siècles.

Le mépris pour les talents féminins
Si Walter convainc Margaret de lui céder la paternité de ses œuvres, c’est parce qu’ils savent tous deux qu’une femme artiste ne sera pas prise au sérieux dans l’Amérique des années 50. L’histoire de l’art regorge d’exemples de créatrices effacées : George Sand contrainte d’écrire sous pseudonyme, Marie Curie devant partager un prix Nobel avec son mari, et Margaret Keane voyant son nom disparaître derrière celui de Walter.
Mais même lorsqu’elles sont reconnues, les femmes font face à une critique inégale. Les œuvres de Margaret Keane ont été méprisées par l’élite artistique, jugées trop populaires pour être prises au sérieux. Pourtant, leurs grands yeux expressifs ne sont-ils que de la décoration ? Andy Warhol lui-même déclara : « Je pense que ce que Keane a fait est tout simplement génial. Ça doit être bon. Si c’était mauvais, tant de gens ne l’aimeraient pas. » Appréciée du public, mais rejetée par les critiques, Margaret s’est retrouvée enfermée dans une prison encore plus grande : celle des préjugés artistiques.

Les arts ‘féminins’, une sous-catégorie injustifiée
La broderie, la couture ou encore le tricot sont historiquement considérés comme des “travaux” et non comme des formes d’art à part entière. Ce mépris perdure : ces disciplines sont rarement mises en avant dans les musées et restent en marge des grandes classifications artistiques. Cette distinction vient en partie de l’étymologie du mot art, qui, dans son sens premier, désigne une activité relevant de la création intellectuelle ou spirituelle, tandis que les « travaux » désignent des pratiques artisanales, souvent perçues comme utilitaires.

Dès le 17éme, des artistes tels que Velazquez se sont battus pour la reconnaissance des ces travaux, comme avec le tableau ci-dessus.
Parce qu’elles servaient à fabriquer des vêtements ou des objets du quotidien, ces pratiques ont été reléguées au second plan. Pourtant, certaines créations textiles mériteraient amplement d’être reconnues comme des œuvres d’art à part entière. Cette revalorisation commence à émerger avec l’essor de musées et d’expositions dédiés aux arts textiles, comme celui de Toulon. Margaret Keane s’inscrit dans cette lignée d’artistes dont l’œuvre a été sous-estimée en raison de leur genre et du regard biaisé porté sur les formes d’art dites “féminines”.
L’art, un outil de libération identitaire
Malgré les obstacles – exploitation, rejet critique, sexisme – Margaret Keane n’a jamais cessé de peindre. Libérée de Walter, elle a poursuivi son œuvre jusqu’à la fin de sa vie. Son art était une partie intégrante de son identité, une nécessité plus qu’un choix. Comme elle l’a dit : « J’ai finalement atteint le point où j’ai décidé que je me fiche que ce soit du bon ou du mauvais art – c’est ce que je fais. J’aime le faire, et les gens aiment ça. »
L’art, quel qu’il soit, transcende notre condition. Il permet d’échapper à la prison du quotidien (Sing Sing), au conformisme social (Le Cercle des poètes disparus), aux blessures personnelles (Shine), ou à l’effacement de soi (Big Eyes). Il est cette main tendue entre l’artiste et le spectateur, ce langage universel qui parle directement à l’âme.

A propos de Big Eyes:
Disponible en prêt à la médiathèque Chalucet.