Interview de Jérôme Leborne, co-auteur de la Déclaration Européenne des Droits de l’Animal
En février dernier, un collectif d’universitaires a proclamé la Déclaration européenne des droits de l’animal (DEDA), un texte visant à renforcer la protection juridique des animaux. Parmi eux, Jérôme Leborne, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles, revient sur l’importance de cette initiative et sur les défis à venir.
Un engagement personnel et sociétal
Qu’est-ce qui vous a sensibilisé à cette cause ?
Le contact avec l’animal dès le plus jeune âge. Quand je suis né, il y avait déjà un chien à la maison. Il était en quelque sorte mon gardien, il me protégeait, et puis il est devenu « mon copain ». Seul ou en famille, j’ai toujours eu des chiens (adoptés à la SPA). Mon grand-père avait aussi une maison de campagne où vivaient de nombreux animaux : des poules, des cochons d’inde, des lapins, des chevaux, des sangliers… Bref, j’ai grandi et vécu toute ma vie au contact des animaux.
Pendant mes études de droit, j’étais frustré que mes enseignants ne parlent jamais de l’animal. C’est comme si l’animal n’existait pas. Pendant mon Master 2, j’ai rédigé un mémoire sur l’animal en droit, puis j’ai réalisé une thèse pendant 5 ans sur « la protection pénale de l’animal » à Toulon. Je remercie d’ailleurs vivement ma directrice de thèse, Valérie Bouchard, qui a accepté sans hésiter de me diriger sur ce sujet. Maintenant je suis Maître de conférences en droit. Avec du recul, je dirais que ma thèse n’était qu’une introduction puisqu’aujourd’hui je travaille plus largement sur la protection pénale du vivant, dont les animaux évidemment, et à la construction d’une telle protection.
Pourquoi la DEDA est-elle une avancée majeure et quel impact pourrait-elle avoir sur notre quotidien ?
En réalité, la DEDA ne va rien changer. « Tout ça, c’est du vent », dirait Jean-Pierre Marguénaud, le coordonnateur du collectif de la DEDA. Il faut être très clair là-dessus : la DEDA n’a pas de porté juridique en ce sens où elle n’est pas un texte officiellement voté et adopté. Même dans nos rêves les plus fous, nous savons très bien que la DEDA ne sera pas reprise en l’état par le législateur national ou européen. Donc, pour l’instant, c’est un texte purement symbolique.
Mais, le but, c’est que la DEDA ne reste pas symbolique :
- d’abord, plus il y aura de signataires, plus la DEDA aura du poids ;
- ensuite, la DEDA est fédératrice. Avec ce texte, on cherche à fédérer tous les défenseurs de la cause animale, notamment les associations et les fondations. Il y a malheureusement beaucoup de concurrence entre ces organisations, ce qui peut nuire à la protection animale, surtout qu’en face il y a des lobbies extrêmement bien organisés. Or, la protection animale est fragmentée, éclatée, il manque une union de la protection animale. Sur ce point, la DEDA est une petite victoire car nous avons obtenu les signatures de 100 organisations, des petites, des moyennes et des grandes.
- surtout, le pari c’est que les juges ou les législateurs puissent trouver des solutions dans ce texte. Elle est un outil de référence permettant d’orienter les décisions judiciaires et les initiatives parlementaires.
Autrement dit, la DEDA est un guide, un socle commun : un guide et un socle commun pour les juges et les législateurs, pour les défenseurs de la cause animale, et pour garantir un minimum de protection des animaux en Europe.
Un droit des animaux face aux activités humaines
Je tiens d’abord à préciser que les animaux n’ont aucun droit. En 2015, ils ont été reconnus comme des « êtres vivants doués de sensibilité » par l’article 515-14 du Code civil, mais cette reconnaissance n’a pas pour effet de leur attribuer des droits. En revanche, les animaux sont protégés, notamment par le Code pénal. Il est interdit, par exemple, d’exercer sur des animaux domestiques, apprivoisés ou tenus en captivité des mauvais traitements, des sévices graves ou des actes de cruauté, de même qu’il est interdit de les abandonner ou de les tuer.
Aujourd’hui, le droit des animaux s’applique-t-il aux activités humaines comme la chasse, la pêche ou l’élevage ?
Là vous touchez à l’essentiel selon moi. C’est le cœur du problème : il y a un gouffre entre ce que prévoit la loi et l’application de la loi. Il y a un décalage énorme entre la loi et son application. Tout l’enjeu, c’est l’effectivité de la loi. Il faut tout faire pour que la loi soit appliquée. Si c’était le cas, on vivrait (déjà) dans un autre monde. Depuis longtemps, le Code pénal interdit de maltraiter, d’infliger des sévices graves ou des actes de cruauté, et même de tuer un animal. De tels actes constituent des infractions sanctionnées par une peine de prison et d’amende.
Ainsi, en théorie, il est pénalement interdit d’exploiter l’animal et de lui faire du mal.
Or, ce que le Code pénal interdit d’un côté, la loi l’autorise de l’autre. Il existe de nombreux textes, notamment dans le Code rural et dans le Code de l’environnement, qui autorisent et encadrent les différentes activités de l’homme : l’élevage, le transport, l’abattage, les expérimentations, les divertissements, les traditions, la chasse, la pêche…. C’est ce que l’on appelle le « droit du bien-être animal », mais il est particulièrement hypocrite, puisqu’il justifie et encadre l’exploitation de l’animal, selon des normes de bien-être dévoyées pour des intérêts économiques et pour l’exploitation industrielle.
Ainsi, l’autorisation de la loi, c’est-à-dire toutes ces réglementations d’activités, neutralisent les infractions du Code pénal qui ne servent presque à rien, sauf pour les animaux de compagnie.
Justement, avec la DEDA, on vise à garantir une protection de l’animal à l’échelle européenne, car elle pourrait contraindre les Etats à protéger les animaux, et donc à appliquer la loi.
Un autre problème, c’est que les animaux sauvages vivant à l’état de liberté naturelle n’existent pas en droit. Les animaux sauvages libres ne sont pas reconnus comme des êtres vivants et sensibles par le droit. Pour être protégés, ils doivent être apprivoisés ou tenus en captivité. Autrement dit, la protection de l’animal dépend de son appropriation par l’homme. Cela explique que les animaux sauvages libres ne bénéficient d’aucune protection, ils peuvent être chassés, péchés, maltraités ou tués, sauf s’ils font partie d’une espèce protégée. Mais c’est l’espèce qui est protégée, pour préserver la biodiversité, et non l’animal en tant qu’être vivant et sensible.
Les animaux « travailleurs », comme ceux utilisés dans l’audiovisuel ou les chiens guides, bénéficient-ils d’un droit du travail ?
Non, le droit du travail des animaux n’existe pas. On en revient à la protection générale, prévue par le Code pénal et le Code rural, interdisant d’exercer des mauvais traitements. Quelques animaux bénéficient d’un statut particulier, ce sont les chiens policiers ou les chiens de secours, ils ont droit à un certain repos et à une « retraite ». Ça reste très résiduel.

Reconnaissance juridique des animaux : un défi majeur
Vous parliez de « personnalité juridique » pour les animaux. Concrètement, que signifie cette notion ?
Le droit classe le monde en deux catégories : les personnes ou les choses. Les personnes sont des sujets de droits tandis que les choses sont des objets du droit. La différence essentielle c’est que les personnes ont des droits, les choses n’en ont pas. Les personnes peuvent utiliser les choses car elles ont des droits sur elles. Cela explique que les personnes sont propriétaires des biens.
Pour être une personne, et donc pour être un sujet de droit, il faut la personnalité juridique. C’est la personnalité juridique qui confère des droits.
L’animal n’ayant pas de personnalité juridique, il n’est pas un sujet de droit, il n’est titulaire d’aucun droit. Certes, l’animal est reconnu comme un être vivant et sensible, mais juridiquement il appartient à la catégorie des biens. C’est en quelque sorte un « bien sensible ». Il est protégé pour sa sensibilité, notamment par le Code pénal, mais en tant que bien on peut continuer à l’exploiter, comme une simple marchandise.
C’est pourquoi la DEDA propose de reconnaître la personnalité juridique de l’animal pour le sortir de cette situation.
Quels sont les obstacles pour faire reconnaître ce statut et qui pourrait représenter les animaux en justice ?
Sur le terrain juridique, la question est de savoir quelle personnalité juridique attribuer à l’animal : une personnalité sur le modèle de l’être humain ou une personnalité technique comme une société ? La DEDA privilégie la deuxième option afin d’adapter cette personnalité aux animaux. D’ailleurs, je souligne que la DEDA prévoit que la personnalité juridique, propre aux animaux, soit octroyée à tous les animaux, mais qu’elle doit être adaptée en fonction des animaux. Ainsi, les animaux domestiques n’auraient pas forcément les mêmes droits que les animaux sauvages, parce qu’ils n’ont pas besoin des mêmes droits.
Je souligne que, personnellement, je ne suis pas favorable à la personnalité juridique de l’animal car nous essayons d’appliquer aux animaux ce que seul l’humain peut comprendre et appliquer : le droit. J’estime qu’il faut plutôt repenser et renforcer la protection pénale de l’animal et créer une nouvelle catégorie intermédiaire, entre les personnes et les choses, pour le vivant. C’est ce que j’appelle « une catégorie du vivant ». Il y aurait les animaux mais aussi les végétaux et d’autres entités naturelles. L’idée est de créer une catégorie adaptée au vivant, un droit du vivant, sans passer par l’attribution d’une personnalité juridique.
Mais à mon avis les obstacles sont plus politiques et économiques que juridiques. Attribuer une personnalité juridique ou des droits aux animaux remettraient totalement en cause le fonctionnement de notre société. La société est-elle prête à ça ?
Quant aux représentants des animaux en justice, ils existent déjà : ce sont les associations et les fondations de protection animale. En effet, le Code de procédure pénale prévoit que les associations et fondations de protection animale peuvent se constituer « partie civile ». Maintenant, il faut élargir et renforcer la représentation pour l’animal. On pourrait tout à fait imaginer que ce qui existe en droit pénal s’applique en droit civil. Les associations de protection animale pourraient donc être les représentants de l’animal pour revendiquer leur droit. Par ailleurs, la DEDA prévoit d’ériger au niveau national une autorité administrative indépendante dénommée « Défenseur des Animaux ». C’était l’idée de Robert Badinter que nous avons reprise.
Merci, Monsieur Jérôme Leborne, pour votre engagement en faveur de la cause animale et pour avoir répondu à ces quelques questions.