La question de savoir comment représenter la chance m’a récemment animée lors d’un débat avec un collègue. Si nos émotions peuvent être expliquées chimiquement, de quoi est faite la chance ? Intacto (2001), premier long-métrage de Juan Carlos Fresnadillo, propose une réponse singulière. Dans son univers, la chance devient une ressource concrète, transmissible et exploitable, au cœur de jeux clandestins où se jouent pouvoir, survie et destin.
Sorti au début des années 2000, dans un climat d’incertitude marqué par la mondialisation et les peurs du “grand bug”, le film interroge notre rapport au hasard : que coûte le fait d’être chanceux, et peut-on vraiment s’approprier le destin des autres ?

Le fantastique pour concrétiser la chance
Dans Intacto, la chance n’est pas une abstraction. Les personnages affirment qu’elle peut se voler, s’échanger, se troquer. Elle devient quantifiable, mesurable, presque palpable. Federico, Tomas et Sam partagent un point commun : ils ont survécu à des catastrophes dont personne d’autre n’est sorti vivant. Cette survie exceptionnelle, qui devrait les réjouir, se transforme en fardeau : ils portent la culpabilité d’avoir “pris” la chance des autres.
Le film met en scène un véritable marché clandestin de la chance. Comme l’explique une critique du Guardian, « la chance peut être échangée. C’est-à-dire qu’elle peut être volée, accumulée et pariée, comme de l’argent » (The Guardian, 2003). Les survivants se défient dans des épreuves de plus en plus dangereuses — courses à l’aveugle, jeux de cartes, roulette russe — pour accumuler toujours plus de chance et accéder au trône invisible des “voleurs de destin”.
Esthétique, ambiance et mise en scène
Comme Matrix (1999), dont il est contemporain, Intacto repose sur l’idée d’un monde invisible qui se superpose au nôtre. Fresnadillo construit une géographie de l’ombre, faite de lieux en marge : un casino perdu dans un désert volcanique, des forêts inquiétantes, des espaces souterrains. Ces zones semblent exister en dehors des cartes, comme si elles appartenaient à un territoire réservé aux initiés.

La mise en scène accentue cette étrangeté. Le film juxtapose des flashbacks, des séquences d’explications presque métaphysiques et des moments de tension pure, créant une narration volontairement imprévisible. La photographie sombre, les clairs-obscurs et les cadrages resserrés plongent le spectateur dans un univers où l’on doute de tout. Comme l’écrit Peter Bradshaw, « élégant et lucide, le film se déroule comme un puzzle dangereusement difficile, taquinant et provoquant » (The Guardian, 2003). Intacto capte notre attention non pas tant par ses effets spectaculaires que par cette atmosphère troublante, où chaque geste peut renverser le destin.
Un récit à la croisée de la science-fiction et de la philosophie
Le cinéma de science-fiction et de fantastique a souvent servi de laboratoire pour tester des idées philosophiques. Intacto illustre parfaitement ce rôle. En nous montrant un monde où la chance peut se mesurer, Fresnadillo nous pousse à interroger notre propre rapport au hasard et à la survie.
Le personnage de Sam incarne particulièrement cette réflexion. Seul rescapé de la Shoah, il vit avec la “culpabilité du survivant”. L’inspiration vient directement de Primo Levi, dont Fresnadillo revendique l’influence. Comme le rappelle le site Horreur.com, « le personnage de Samuel […] est directement inspiré par l’œuvre de Primo Levi, qui interroge la culpabilité d’avoir survécu quand d’autres sont morts » (Horreur.com, 2003).
À travers Sam, le film questionne l’idée de “meilleure chance” : est-il enviable de survivre si la survie se vit comme une dette insupportable ? En ce sens, Intacto ne se limite pas à un thriller surnaturel, il touche au cœur d’une interrogation existentielle : survivre est-ce vraiment une chance ?

La chance, une idole inabordable
Intacto ne s’adresse ni aux chanceux ni aux malchanceux. Philosophique sans être prétentieux, il bouleverse notre conception de la chance en la liant à l’envie, au pouvoir et à la culpabilité.
Dans un monde où presque tout se quantifie, s’achète ou se vend, la chance demeure un mystère irréductible. Elle résiste à l’obsession moderne du calcul et du contrôle. C’est sans doute pour cela que Fresnadillo a choisi d’en faire une force dramatique : insaisissable et fascinante. Son film nous rappelle que la chance est peut-être l’une des dernières idoles que nous ne pourrons jamais vraiment posséder.
A propos de Intacto :
Disponible gratuitement sur Arte.TV jusqu’au 28/02/2026.
