À l’aube des années 2000, les cascades insensées de Jackass avaient fasciné toute une génération, mêlant humour potache et transgression maîtrisée. Vingt-cinq ans plus tard, une nouvelle scène s’est imposée : celle des plateformes de streaming où l’extrême n’est plus encadré, mais banalisé. La mort en direct du streamer Jean Pormanove, en 2025 sur Kick, illustre la transformation inquiétante d’un divertissement autrefois contrôlé en une arène numérique sans garde-fous. Faut-il y voir une mutation culturelle inéluctable ou une faillite collective face aux dérives numériques ?
Les origines d’une culture du choc : Jackass et l’âge d’or des cascades
Lancée en 2000 sur MTV, l’émission Jackass réunissait un groupe d’amis prêts à se blesser ou s’humilier pour le rire et l’audimat. Les membres du casting, encadrés par une production professionnelle, réalisaient des cascades volontairement absurdes, souvent douloureuses, mais toujours accompagnées de l’avertissement : « Ne reproduisez pas ceci chez vous ».
Le succès planétaire avait entraîné une vague d’imitations sur Internet et dans les cours d’école, au point d’alerter les autorités sur les risques d’accidents. À l’époque, toutefois, la frontière entre fiction et réel demeurait claire : ces performances étaient scénarisées, encadrées, et revendiquaient une tonalité humoristique assumée.
Du potache au tragique : l’ère Kick et la disparition des garde-fous
En 2025, le drame de Jean Pormanove a bouleversé la perception de ces défis. Ce streamer, suivi par plusieurs dizaines de milliers de spectateurs sur Kick, s’était fait connaître pour ses performances extrêmes, poussées par les votes et les dons de son public. Ce soir-là, la surenchère l’a conduit à ingérer des substances toxiques en direct, entraînant sa mort devant une audience sidérée.
Contrairement à Jackass, Kick offre une liberté quasi totale : la modération y est faible, les contenus violents ou humiliants ne sont pas systématiquement censurés, et la logique communautaire pousse les créateurs à toujours aller plus loin. Les défis deviennent non seulement dangereux, mais aussi humiliants, flirtant avec la maltraitance et la violence réelle. Là où MTV revendiquait une transgression contrôlée, Kick s’impose comme un espace de dérive où la souffrance devient spectacle.
Les intentions géopolitiques de la culture numérique extrême
Derrière ces drames, une question culturelle se dessine. Le succès de ces contenus révèle la puissance d’une économie numérique fondée sur l’attention, où chaque clic se monnaye et chaque minute de visionnage rapporte. Les plateformes, souvent basées à l’étranger, défendent leur modèle par la liberté d’expression et la non-ingérence.
Mais en creux, ces pratiques traduisent une évolution des sociétés : une jeunesse en quête de sensations fortes, un public attiré par la frontière entre réel et fiction, et une économie numérique qui privilégie l’audience au détriment de la sécurité. Le divertissement s’est mué en compétition mortifère, où la viralité prime sur la dignité.
Les acteurs extérieurs : régulateurs, géants du web et gouvernements
Face à ce phénomène, plusieurs acteurs entrent en jeu. Les États-Unis, berceau de Jackass et du streaming, peinent à encadrer les plateformes émergentes hors de leur juridiction. L’Union européenne, elle, multiplie les projets de réglementation, notamment avec le Digital Services Act, pour imposer une responsabilité aux plateformes.
La Chine, de son côté, applique une modération stricte et censure ce type de contenus, arguant d’un modèle de protection sociale. L’ONU et certaines ONG, comme Amnesty International, s’inquiètent de la banalisation de la violence et de l’impact psychologique sur les jeunes publics. Mais Kick, comme d’autres plateformes récentes, profite encore de zones grises juridiques et d’un effet de vitesse face à des institutions trop lentes à réagir.
De Jackass à Kick, le chemin parcouru illustre une transformation profonde : d’un divertissement potache et encadré, la culture du défi extrême a basculé dans l’économie numérique, où l’absence de règles nourrit des dérives mortelles. L’affaire Pormanove n’est sans doute pas un cas isolé, mais le symptôme d’une époque où la recherche de visibilité prime sur la sécurité et l’éthique.
La question demeure : saurons-nous redéfinir collectivement les limites du spectacle numérique avant qu’il ne devienne un champ de drames répétés ?
