Le progrès a-t-il une patrie ?
Il paraît que le progrès n’a pas de patrie, que l’innovation flotte au-dessus des nations comme une colombe numérique, immaculée, sans dessein. Il paraît que l’intelligence artificielle est un outil, un simple prolongement de nos volontés humaines, ni bon ni mauvais, juste puissant. Et l’on prétend encore que les marchés ne font que refléter la valeur réelle des choses.
Ces idées, aujourd’hui encore répétées sur les plateaux comme des prières industrielles, s’effondrent pourtant dans la lumière crue de 2025, au pied du titan Nvidia.
Nvidia : une théogonie technologique
Car ce n’est pas un simple succès boursier que l’on observe : c’est une théogonie technologique. En juillet 2025, la capitalisation de l’entreprise franchit le cap vertigineux des 4 000 milliards de dollars.
L’événement, salué par une pluie de chiffres et de courbes ascendantes, n’est pas sans rappeler la divinisation antique des empereurs à la mort de leur règne. Ici, ce n’est pas la dépouille qu’on encense, mais la promesse d’un monde calculé, gouverné, simulé par des cœurs de silicium.
D’un GPU en 1999 à l’empire des données
Ce triomphe s’inscrit dans une histoire longue. En 1999, alors que le monde fêtait les débuts du millénaire numérique, Nvidia lançait son premier GPU grand public.
L’objet, en apparence technique, portait en lui les germes d’une mutation : le remplacement progressif du jugement humain par des probabilités accélérées.
Aujourd’hui, cette graine est devenue séquoia, ses racines alimentées par les mégadonnées des géants du cloud — AWS, Google — et son feuillage abritant les algorithmes d’IA les plus puissants du monde.
Une esthétique du pouvoir technologique
Mais au-delà de la prouesse technique, l’esthétique de ce règne frappe.
Le nom même — Blackwell, Hopper — convoque des figures scientifiques que l’on érige désormais en totems.
La part de marché de 82 %, la marge brute de 51 %, les 44,1 milliards de chiffre d’affaires trimestriel : autant de reliques chiffrées, sanctifiées par les fidèles de la croissance.
L’entreprise n’a plus de rivaux mais des vassaux ; elle ne propose plus, elle structure.
Toute puissance porte en elle sa chute
Toutefois, selon la logique des anciens, tout apogée dissimule sa propre chute. « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve », écrivait Hölderlin.
Nvidia, en maître des centres de données, cristallise les tensions géopolitiques, notamment avec la Chine. La moindre interdiction d’exportation agit comme une onde sismique.
L’équilibre est précaire.
Derrière les performances, une autre histoire s’écrit : celle d’une dépendance technologique absolue, d’un pouvoir algorithmique de plus en plus opaque, presque divinatoire.
L’ordre mondial gravé dans le silicium
Ce basculement n’est pas sans précédent.
Dans la Rome de Dioclétien, face au chaos, l’Empire tenta de figer l’économie par des édits de prix et des statues.
Nvidia, elle, grave dans le silicium un ordre mondial d’un nouveau genre. Une ère où le calcul remplace le débat, où le GPU devient l’organe vital des sociétés modernes.
Une citadelle dans le désert numérique
Dans le désert chaotique de la révolution numérique, Nvidia dresse une citadelle.
Mais que reste-t-il des fondements démocratiques, lorsque le cœur des décisions migre vers des architectures propriétaires ?
Qui peut croire que cette concentration inédite de pouvoir ne produit pas, en miroir, une fragilité systémique ?
Que signifie la souveraineté quand les flux d’intelligence passent par une seule entreprise ?
Le mirage doré des constellations boursières
Quelques années auparavant, sur les écrans du Nasdaq, les chiffres s’affichaient, brillants comme des constellations, pour des entreprises telles que Yahoo, AOL, Intel ou AMD.
Cependant, ce firmament artificiel pourrait cacher un autre ciel, plus nu et plus vide : un mirage doré sur un fond de cendres numériques recouvert par l’intelligence artificielle.
