Il fut un temps, pas si lointain, où l’uniforme ne protégeait pas du tumulte social. Le 14 septembre 1974, neuf soldats du 19ᵉ régiment d’artillerie, affectés à Draguignan, étaient détenus au camp militaire de Canjuers, vaste enclave de silence militaire dans le département du Var. Ce jour-là, la discipline militaire semblait vaciller sous les assauts d’une jeunesse en rupture avec l’ordre établi. Quelques semaines plus tôt, à la fin d’août 1974, les premiers tracts circulaient dans les chambrées, dénonçant les conditions de vie des appelés. La contestation, larvée, se cristallisait dans les casernes comme un écho lointain des secousses de mai 68.
Cette volte-face s’explique par un climat social tendu, nourri de frustrations multiples. Alors que l’armée, encore largement tributaire du service national, peine à moderniser ses pratiques, des appelés revendiquent non plus seulement leur solde ou leur confort, mais leur dignité. Le 19ᵉ régiment d’artillerie devient le théâtre d’une micro-insurrection symbolique. Les meneurs, accusés de « manquement à la discipline militaire », sont envoyés à Canjuers, non pour y manœuvrer, mais pour y être isolés. La hiérarchie militaire entend ainsi briser dans l’œuf ce qu’elle perçoit comme une menace à l’autorité. Un rapport de force s’installe, révélant un fossé béant entre les aspirations des jeunes citoyens-soldats et les rigidités d’une institution séculaire.
La brutalité de ce revirement interroge l’efficacité du commandement face aux évolutions sociales. « Ce n’était plus une armée de métier, mais une armée de ressentiment », déclarera quelques années plus tard un ancien officier sous couvert d’anonymat. La visibilité de cette affaire, relayée dans la presse nationale, dépasse le seul cadre militaire. Elle réactive les débats sur les droits des appelés, les contours flous de la citoyenneté en uniforme et, en filigrane, le rôle même de l’armée dans une société démocratique. En pleine Guerre froide, alors que les armées européennes s’interrogent sur leur doctrine et leur recrutement, la France se confronte à une crise interne inattendue.
« Une armée à la croisée des chemins »
Qui peut croire qu’en isolant quelques voix dissonantes, on étouffe une revendication collective ? Que ferait aujourd’hui une armée confrontée à des réseaux sociaux et à une contestation virale ? Et que penser d’une institution censée incarner l’unité nationale, mais dont les fractures internes révèlent des lignes de faille sociales ? Les contradictions d’alors trouvent un écho troublant dans les dilemmes contemporains de nos forces armées : recrutement, fidélisation, transparence… Autant de défis hérités d’un passé que l’on croyait clos.
Dans un contexte où la restauration d’un service militaire semble de plus en plus justifiée, il ne faudrait pas oublier qu’il est essentiel de rassembler les Français autour d’un objectif clair et partagé par tous. C’est normalement le rôle des politiques de définir cet objectif. Du moins, en théorie…
