
Profitons de la sortie du dernier Almodovar, pour partir ce mois-ci à la découverte du cinéma espagnol. Carlos Saura est un autre réalisateur phare. Son film La Chasse (La Caza) de 1966, un thriller psychologique fascinant.
Dans les plaines arides du sud de l’Espagne, trois amis et le jeune beau-frère de l’un d’entre eux partent à la chasse aux lapins. Rapidement, le film prend une tournure psychologique tendue. Dans le confinement désertique, presque figé, l’angoisse s’installe, et offre un portrait intense des relations humaines sous pression.
Contexte historique et politique
Dès le XIXe siècle, avec la guerre d’indépendance, les Espagnols se divisent en deux camps : ceux qui se battent pour le retour du roi, et les libéraux qui souhaitent moderniser le pays. Cette dichotomie traverse l’histoire et explose à nouveau en 1936, lorsque la IIe République est proclamée et qu’éclate la guerre civile. D’un côté, les « rouges » (anarchistes et communistes, principalement), et de l’autre, les partisans du général Franco, prônant le retour aux valeurs traditionnelles. C’est finalement Franco qui impose sa dictature en 1939, isolant l’Espagne du monde extérieur. Ce n’est qu’en 1953, alors que le pays est au bord du déclin économique, que Franco obtient le soutien des États-Unis en échange de bases militaires sur son territoire.
Malgré cette alliance avec le pays de la liberté, l’Espagne continue de vivre une répression sévère, notamment dans le cinéma. Les producteurs sont soumis à une censure religieuse et politique impitoyable, qui ne sera levée officiellement qu’en 1977. Pendant cette période de plus de trente ans, aborder des thèmes comme la guerre civile était extrêmement risqué.
Cependant, de nombreux cinéastes ont contourné cette censure en utilisant des métaphores et des symboles pour faire passer des messages politiques sous couvert de fiction. La Chasse en est un exemple marquant. L’historien du cinéma José María Latorre a écrit : « Carlos Saura a réussi à transformer une chasse en une métaphore tragique de l’Espagne franquiste, où la peur et la suspicion sont omniprésentes. ».

La Chasse n’est pas seulement un thriller psychologique, mais aussi une réflexion sur les tensions sociales et politiques de l’époque. Les personnages, pris dans un huis clos, incarnent des positions opposées qui résonnent comme un écho des divisions de la société espagnole sous Franco.
La Chasse dans l’histoire du cinéma espagnol : de la dictature à la Movida
La Chasse s’inscrit dans une période où de nombreux cinéastes, comme Luis Buñuel, ont dû s’exiler en raison de la censure franquiste. Bien que marqué par la censure, ce film annonce déjà les thèmes sociaux et politiques qui seront explorés dans la Movida, mouvement culturel rejetant les valeurs franquistes et célèbrant la libération des mœurs, incarné dans le cinéma d’Almodovar.
Regarder ce film avant d’aborder les productions de la Movida permet de mieux comprendre les racines de cette dynamique et l’évolution du cinéma espagnol, des années 1960 à aujourd’hui.
La tension psychologique : un film au budget réduit, mais d’une richesse inouïe

Bien que le message politique de La Chasse soit manifeste, c’est sa capacité à transcender son époque et son contexte qui en fait une œuvre exceptionnelle. Même si Carlos Saura a dû composer avec un budget limité, il a réussi à créer une atmosphère de tension insoutenable. Le film ne dure que 90 minutes, mais chaque instant est imprégné d’une charge symbolique et psychologique lourde.
La manière dont Saura utilise les plans serrés, les regards furtifs et l’ambiance étouffante témoigne d’un sens du cinéma hors pair. José Luis García Sánchez, réalisateur, a écrit : « Carlos Saura n’a pas seulement filmé la guerre, il a filmé la guerre silencieuse, celle qui se déroule dans l’esprit de ses personnages. Il est un maître dans l’art de capturer l’invisible. ».
Cette tension omniprésente nous place dans une situation de constante insécurité, où chaque mot ou geste semble avoir des répercussions dramatiques.
Un message universel et intemporel
Bien que La Chasse ait été perçu à l’époque comme une critique directe de la société franquiste, son message reste universel. Le film soulève des questions sur la nature humaine, la violence, la répression et l’instinct de survie. C’est une réflexion sur les relations de pouvoir, mais aussi sur la manière dont l’histoire peut être interprétée à travers des prismes politiques différents. Pour Carlos Saura, « Le cinéma est un miroir de la société. Mais ce miroir peut être déformé, il peut représenter une vérité fragmentée. C’est à chaque spectateur d’interpréter ce qu’il voit en fonction de sa propre perspective. »
En ce sens, La Chasse peut être une métaphore s’appliquant à de nombreux contextes de répression et de conflits sociaux.

Le film ne tombe jamais dans le manichéisme. Il présente les souffrances d’un peuple sans en chercher la cause, révélant les fractures sociales et politiques des pays en crise. À ce titre, La Chasse peut résonner aujourd’hui dans des conflits comme celui israélo-palestinien, où la violence et la répression divisent et traumatisent les sociétés.
Conclusion
La Chasse est un film qui mérite d’être redécouvert, tant pour sa richesse symbolique que pour son esthétique saisissante. Il est un exemple d’une œuvre ancrée dans son époque et pourtant intemporelle. Carlos Saura a su, malgré la censure, offrir un thriller psychologique poignant tout en explorant les fractures sociales et politiques de l’Espagne. Toutefois ce film permet une réflexion profonde sur la nature humaine et la violence.
A propos de La Chasse:
Disponible à la médiathèque de la Roseraie.
Article extrêmement bien écrit bravo ! Les explications sont claires et très intéressantes. Ça donne envie d’en savoir plus et de se plonger dans l’histoire de l’Espagne. Et de voir le film !
Merci infiniment pour le retour!
C’est toujours un plaisir de partager des découvertes.