On croyait les Britanniques raisonnables, flegmatiques, inébranlables face aux affres du monde. Mais les archives, elles, ont parfois l’ironie cruelle des miroirs antiques. Qu’on imagine : des poulets enfermés dans une bombe nucléaire, missionnés pour réchauffer ses entrailles afin qu’elle reste fonctionnelle, prête à raser la plaine d’Allemagne du Nord. Le projet Blue Peacock n’est pas un pastiche satirique, mais l’une des œuvres les plus lunaires et sinistres de la guerre froide. Une mine thermonucléaire enterrée sous les terres d’un allié, confiée au soin d’animaux domestiques. L’apocalypse, dans une cage à poules.
Et pourtant, tout cela trouve sa source dans un imaginaire ancien : celui des remparts de feu, des Thermopyles radioactives. Comme les Romains jetaient le sel sur Carthage pour rendre la terre stérile, les stratèges de 1954 envisageaient d’ensevelir l’Europe sous un désert irradié pour retarder l’invasion soviétique. L’ennemi, stoppé non par la bravoure, mais par l’impossible habitabilité du néant. À Fort Halstead, dans le Kent, un ordre nouveau se rêvait entre génie militaire et délire glacé.
Le ministère de la Défense avait conçu dans les années 1950 des mines nucléaires à enterrer en Allemagne, prêtes à exploser en cas d’invasion soviétique.
L’esthétique même du projet le trahit : 7,3 tonnes d’acier, de circuits, de silences, et ce cocon thermique réchauffé par des gallinacés. Un monument à l’angoisse nucléaire, à cette logique de dissuasion où la raison se courbe sous le poids du possible. Blue Peacock fut conçu non pour tuer des soldats, mais pour détruire l’idée même de terrain conquis. Il ne s’agissait plus de guerre, mais de géographie sacrifiée.

Cette logique trouve racine dans un temps plus profond. Le stoïcien Sénèque écrivait : « Le pire n’est jamais certain, mais il faut vivre comme s’il l’était. » Les stratèges du XXe siècle s’en inspirèrent sans le savoir, intégrant le cataclysme comme hypothèse de base. La guerre froide fut une ère oraculaire : chaque général prophétisait l’effondrement, chaque physicien écrivait les versets d’un Livre de l’ombre, où la fin du monde devait être logique, propre, calibrée.
Mais l’ordre s’effrite dès que l’on ose regarder dans le miroir de ses principes. Miner un pays allié sans lui dire : tel fut le geste impensable, le précipice moral franchi dans le silence. Et l’on comprend alors pourquoi le projet fut annulé en 1958. Non par éthique, mais par pragmatisme stratégique : trop de radiation, trop peu de contrôle, trop d’absurde.
C’est alors qu’un nouvel ordre s’impose, non plus celui de la guerre totale, mais du récit classifié, du secret bureaucratique. Blue Peacock entre dans la mythologie moderne comme un épisode effacé de la mémoire collective, déclassifié un 1er avril — comme pour mieux nier sa propre vérité. « Le monde est un théâtre, mais les rôles sont distribués par des aveugles », disait Plotin. Qui, ici, était le metteur en scène ? Et les poulets, que furent-ils sinon les Iphigénies modernes de la logique atomique ?
Les documents sont là, froids, silencieux. L’idéologie a survécu à son invention : un monde où la vie devient variable d’ajustement dans des équations d’acier. L’Europe d’alors, comme celle d’aujourd’hui, se tient toujours sur un sol fragile, miné non par les armes, mais par l’oubli.
Qui peut croire qu’une dissuasion fondée sur l’inhabitable puisse garantir la paix ? Que reste-t-il du génie occidental quand il s’en remet aux plumes pour chauffer ses démons ? Jusqu’où l’homme ira-t-il pour tuer sans voir, effacer sans dire, raser sans marcher ?
Ce week-end, en préparant un article sur la sortie de la Convention d’Ottawa par cinq pays de l’OTAN, un journaliste de Presse83 (moi-même) a retrouvé une vidéo de l’excellent e-penser 2.0. Il n’y a trouvé ni satire ni poésie, seulement l’écho d’un empire effrayé, prêt à tout brûler — même ses amis — pour retarder sa fin. Le projet Blue Peacock n’était pas simplement une bombe. C’était un miroir : un mirage doré sur fond de cendres. Source 1 Source 2