Des scènes comme des collages d’artiste, des couleurs de gâteaux appétissants, des dialogues en cascade… Autant d’éléments qui m’ont fait tomber amoureuse du cinéma de Wes Anderson. C’est cette esthétique si singulière, si parfaitement maîtrisée, qui nourrira nos conversations de ce mois de juin.
Et pourtant, le premier film que j’ai vu ce mois-ci, The Phoenician Scheme, encore en salle, m’a déçue. Je vous explique pourquoi, dans cet article résolument subjectif.

De l’absurde, oui… mais avec du sens
J’ai toujours eu un faible pour les récits absurdes. Blue Velvet, Mulholland Drive, Pierrot le Fou… autant de films évoqués dans mes précédents articles, tous porteurs d’une étrangeté signifiante. Blue Velvet m’a laissée avec une profonde anemoia, cette nostalgie d’un temps que l’on n’a jamais connu. Mulholland Drive m’a troublée. Pierrot le Fou m’a fait rire, penser le temps, l’amour, la fuite. Le Mépris m’a poussée à méditer.
Mais The Phoenician Scheme ? Rien. Aucune émotion, aucune étincelle. Peut-être que je ne fais tout simplement pas partie du public visé.
J’aurais aimé que Wes Anderson creuse davantage le thème de l’économie, ne serait-ce que par un léger décalage critique. Pas un film « engagé » – ce n’est pas son style – mais une mise en perspective plus acide sur cette époque fascinée par le trading, la spéculation, les hiérarchies invisibles.
Le film se contente de phrases lapidaires, comme « l’esclavage, c’est mal », ce qui sonne creux dans un monde où l’esclavage moderne prend mille formes. Selon Kevin Bales, spécialiste du sujet, « l’esclavage moderne n’est pas une métaphore : c’est une réalité faite de dettes, de contrôle et de travail forcé sans sortie possible. »
Certes, le personnage principal finit par travailler pour rembourser ses dettes. Mais en faire la chute des cinq dernières minutes, c’est bien peu, là où le film aurait pu oser un regard plus corrosif. Wes Anderson affirmait dans une interview en 2014 « I don’t want to do a movie that is completely empty of meaning.” (Je ne veux pas faire de film dépourvu de toute signification). Peut-être que cette fois, le sens s’est dilué dans la perfection visuelle…

Une esthétique poussée à l’extrême
L’esthétique de Wes Anderson m’a toujours fascinée. J’avais été séduite par The Grand Budapest Hotel justement pour cette mise en scène soignée à l’extrême. Mais ici, cette obsession du beau finit par étouffer tout le reste. Certains défendront peut-être ce film au nom de l’art pour l’art : cette idée moderniste que la beauté, la forme, peuvent exister pour elles-mêmes, sans chercher à émouvoir ou à dénoncer. Mais pour moi, l’esthétique ne devrait pas étouffer le reste. Elle devrait amplifier une voix sans la remplacer.
Dans Wes Anderson ou la tyrannie du style, Jean-Baptiste Thoret écrit : « Chez Anderson, le style devient parfois une prison dorée dont il est le premier captif. »
C’est exactement ce que j’ai ressenti devant ce film : un style devenu système, refermé sur lui-même. Comme si l’image avait avalé toute émotion.
Le spectateur, pris dans cette logique d’harmonie forcée, ne peut que contempler sans jamais vraiment s’abandonner.

Un casting prestigieux, mais figé
Impossible de nier l’ampleur du casting : Bill Murray, même dans un rôle secondaire, c’est un luxe qui témoigne du sommet atteint par Anderson dans sa carrière.
Mais ce méli-mélo d’acteurs cultes finit par desservir le récit. Inconsciemment, on les associe à leurs rôles passés, et cela brouille l’incarnation.
Les performances sont solides, mais tout semble réglé au millimètre : les dialogues saccadés, l’esthétique glacée, l’absence de spontanéité. Ce qui devait être une histoire poignante entre un trafiquant et sa fille reste figé dans une mise en scène immaculée, trop parfaite pour vibrer.

Encore une relation père-fille…
C’est un motif classique du cinéma : la relation père-fille, souvent marquée par l’absence, l’incompréhension, puis la tendresse retrouvée. Ici encore, le lien se construit au-delà du sang, sur l’affection, le pardon. Pourquoi pas.
Mais tout est dit – ou du moins compris – dès les dix premières minutes. Il n’y a ni surprise, ni trouble, ni progression. Juste une belle idée un peu trop vite consommée.

Un film parfait, mais sans voix
Tout est cohérent. L’esthétique, le casting, la musique : tout est maîtrisé, jusqu’à l’obsession.
La bande sonore, notamment, est un bijou. Elle parvient à donner une profondeur inattendue à des scènes autrement vides – c’est là un vrai moment de grâce.
Mais malgré cette précision chirurgicale, rien ne m’a touchée. Ni frisson, ni indignation, ni élan du cœur. J’aurais aimé ressentir les sentiments de sœur Liesl, son tiraillement entre son père de foi et son père « biologique ». Mais ce n’a pas été le cas.
Peut-être parce qu’il manque ici ce que j’attends du cinéma : une voix. Une faille. Une fièvre.
J’ai eu l’impression de voir un très bel objet, une vitrine de musée. Or le cinéma, pour moi, ce n’est pas seulement contempler : c’est ressentir. Ici, tout semble lissé, encadré, verrouillé.
Parfait, oui. Mais à force de polir chaque plan, Wes Anderson semble avoir effacé ce qui aurait pu faire vibrer le cœur.
J’aurais voulu sentir un battement, un doute, une faille. Pas seulement admirer.
A propos de The Phoenician Scheme :
Disponible dans les salles de cinéma de la région.